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Le transport des corps

Source : Académie de Montpellier

L’attachement au corps et le culte du tombeau firent que dès le décès connu, les endeuillés entreprirent des démarches personnelles pour retrouver la dépouille de l’être cher (quête qui s’accrut dès la cessation des hostilités) et demander le cas échéant la restitution du corps.

Ces demandes furent rédigées dans un style très différent : très officielles ou au contraire formulées avec le cœur, écrites directement par les proches ou par une personne intermédiaire. Mais toutes exprimèrent le même désir : obtenir le droit de faire transporter la dépouille de l’être aimé dans le caveau familial pour qu’il repose aux côtés des ancêtres. Ramener le cadavre près des siens signifiait rendre au mort les honneurs qu’il n’avait pas pu avoir, lui dire au revoir une dernière fois et ainsi achever son travail de deuil.

Les demandes de restitution furent présentées, par les familles, comme légitimes. Ces dernières avaient consenti au sacrifice, pour la défense de leur patrie, d’un fils, d’un père, d’un frère ou d’un époux, en échange l’État devait leur rendre la dépouille du défunt afin que sa famille pût l’honorer. À ce titre certains endeuillés demandèrent le transport gratuit. La plupart des familles demandèrent, en raison de leur sacrifice et de leur douleur, un transfert de corps immédiat, requête refusée.

  L’interdiction de transporter les corps et donc de les restituer 

L’interdiction absolue de transporter des cadavres de militaires dans la zone des armées françaises fut prise très rapidement. Cette mesure, imposée par le conflit fut estimée comme temporaire et la zone d’interdiction évolua en fonction des opérations militaires.

Dès le début du conflit, des familles touchées par le deuil demandèrent le droit d’exhumer et de transporter, dans le cimetière familial, la dépouille du feu soldat. Aucune mesure n’ayant été prise à ce sujet, des autorisations furent donc accordées dans la zone des armées d’août au 19 novembre 1914, conformément au décret du 27 avril 1889.

Cependant, même si la restitution des corps n’était pas officiellement interdite, les autorités militaires et civiles essayèrent, en ce début de guerre, de dissuader les familles d’entreprendre de telles démarches. Ainsi, même si le transport des corps n’était pas encore interdit, il était mal venu. Les transferts de corps furent officiellement interdits, dans la zone des armées, le 19 novembre 1914 par le général Joffre, commandant en chef de l’armée française. Conformément au décret du 2 décembre 1913 sur l’organisation des armées en campagne, dès la déclaration de guerre, le territoire français fut divisé en deux zones : la zone des armées sous l’autorité du commandant en chef et de son Grand Quartier Général et la zone de l’intérieur sous celle du ministre de la Guerre et de l’état-major de l’armée. Les deux zones furent donc gouvernées différemment, comme en témoigna la législation sur le transport des corps des militaires décédés pendant la guerre. Désormais, seules les demandes d’exhumation présentées par les autorités publiques et motivées par des mesures d’hygiène (proximité des puits, sources ou habitations) seraient désormais accordées. Trois mois après le début des hostilités, le général Joffre mettait ainsi un terme non seulement aux restitutions des corps mais aussi à tout transport de corps dans la zone et sur le réseau des armées, à savoir les territoires situés au nord de la grande ligne de chemin de fer jalonnée par Le Havre, Rouen, Paris, Corbeil, Melun, Moret, La Roche (sic), Dijon, Arc-Senans, Besançon et Morteau, cette ligne et les localités du parcours comprises. Avec la stabilisation du front et la guerre de tranchées, la zone des armées et le réseau des armées en France furent à peu près stables de novembre 1914 à mars 1918.

Si l’application de la note du GQG fut immédiate, sa diffusion, auprès des familles, fut cependant très parcellaire. En conséquence, des proches continuèrent à se rendre dans la zone des armées afin de faire exhumer et d’emporter le cadavre de leur disparu. Cependant, une fois sur place, ils se heurtaient au refus de l’autorité militaire et leurs espérances se réduisaient à néant.

La décision d’interdire non seulement les restitutions des dépouilles mortelles aux familles mais aussi tout transport de corps de militaires décédés dans la zone de guerre tint à des questions d’ordre moral, sanitaire, et matériel.

Interdire le transport des corps revenait avant tout à assurer l’égalité des familles en deuil. Ainsi, le général Joffre justifia sa note du 19 novembre 1914 en précisant qu’une telle mesure permettait d’assurer l’égalité entre les familles plus ou moins fortunées. En effet, la restitution des restes mortels était à la charge des familles et demandait d’importants sacrifices financiers. En conséquence, seuls les parents les plus fortunés pouvaient prétendre transporter, dans leur caveau familial, les dépouilles de l’être aimé. Cependant, cette justification était un peu tronquée. En effet, c’était oublier que le transfert des corps, et donc les restitutions, étaient autorisés dans la zone de l’intérieur. Ainsi, cette égalité n’était que partielle. Nombre de militaires décédèrent dans des hôpitaux de la zone de l’intérieur et furent emportés par leurs proches.

À ces raisons morales s’ajoutèrent des raisons matérielles. Le transport des corps et les restitutions nécessitaient un besoin en hommes (présence exigée d’un médecin, d’« exhumateurs », de manutentionnaires par exemple) et en matériel (cercueils, voiture, camions, charrettes, pelles…) important. De même le manque de wagons et l’utilisation du chemin de fer par les armées françaises (déplacement de troupes, ravitaillement…) nécessitaient de mettre à la disposition de ces dernières l’ensemble du matériel, limitant de ce fait l’utilisation des wagons à des fins non militaires. La priorité était donnée aux militaires vivants, qui se battaient, et non aux morts. Le manque de bois et de métal pour la construction des cercueils imposa aussi, de facto, de limiter les transports de corps.

Enfin, les autorités françaises interdirent aussi les transports de corps afin de protéger la population civile. Elles invoquèrent alors l’hygiène et le danger potentiel que des translations de cadavres, dans la zone des opérations, pouvaient représenter, tant pour les troupes que pour les familles elles-mêmes. Ainsi, le GQG justifia la mesure du 19 novembre 1914 par les graves inconvénients qui pourraient résulter pour l’hygiène des troupes et des populations habitant à proximité des tombes. L’interdiction de transporter des corps et de les restituer aux familles apparut cependant comme une mesure temporaire, qui n’avait été prise qu’en raison de circonstances exceptionnelles liées à la guerre. En effet, le gouvernement français s’engagea soit implicitement soit explicitement, à accorder aux familles le droit de récupérer les corps, à partir du moment où les circonstances le permettraient, c’est-à-dire à la cessation des hostilités. Cependant, malgré les demandes de plus en plus nombreuses des familles pour retrouver les corps des militaires inhumés sur les anciens champs de bataille, les pouvoirs publics maintinrent l’interdiction après-guerre.

Craignant qu’avec la suppression de la zone des armées et le retour à la libre circulation fût supprimée, ipso facto, l’interdiction d’exhumer et de transporter des cadavres dans la dite zone, le gouvernement déposa, le 4 février 1919, au Parlement, un projet de loi, tendant à interdire, sur tout le territoire, le transport des corps des militaires, pour un délai de trois ans à compter du 1er janvier 1919. Pour le ministère de la Guerre, seule l’autorité du Parlement semblait en mesure d’imposer à l’opinion publique l’obligation d’un délai, au moins, avant la satisfaction de ses légitimes aspirations. Or, dans la mesure où un projet de loi était déposé, aucun changement n’était apporté à la législation en vigueur. En conséquence, l’exhumation et la translation de cadavres de militaires demeurèrent interdites dans l’ancienne zone des armées. Aussi, le 27 février 1919, le ministre de l’Intérieur rappela aux préfets qu’aucune exhumation et aucun transport de corps de militaires inhumés dans l’ancienne zone des armées ne devaient être accordés en dehors de l’intervention des officiers des différents secteurs d’état civil.

Le délai de trois ans proposé par le gouvernement suscita de vives réactions et un fort mécontentement car il fut jugé trop long. En revanche, pour le ministère de la Guerre trois ans s’imposaient en raison de la crise des transports et du temps minimum pour constituer et aménager dignement les cimetières militaires. Car le gouvernement avait le secret espoir qu’une fois les nécropoles nationales achevées et très bien entretenues, les parents préféreraient laisser reposer, aux côtés de leurs frères d’armes, leur défunt plutôt que de vouloir ramener la dépouille au cimetière familial. Cependant face aux critiques et aux attaques, le gouvernement se défendit d’avoir de telles intentions et affirma que la période des trois années demandée n’était qu’un délai nécessaire avant de donner satisfaction aux familles. Il fut soutenu par la commission nationale des sépultures qui, le 31 mai 1919, vota en faveur du projet de loi gouvernemental (unanimité moins deux voix pour l’ajournement, unanimité moins trois voix pour le délai de trois ans).

Le 15 juin 1919, Clemenceau réaffirma fermement l’interdiction d’exhumer et de transporter des corps de militaires dans la zone dite « des opérations militaires ». Seuls étaient autorisés les exhumations et transports de corps effectués par le service d’état civil aux armées, dans le cadre du regroupement des tombes isolées, de la libération des terrains privés, de la réfection des cimetières et pour des raisons d’hygiène et de santé publique. En conséquence, aucune modification majeure ne fut apportée aux mesures prises durant la guerre. Le président du Conseil et ministre de la Guerre précisa seulement qu’aucun transport ne se ferait à la charge de l’État, et que par voie de conséquence aucune suite ne serait donnée aux demandes de remboursement de frais des familles qui emporteraient les corps des militaires décédés et inhumés dans la zone de l’intérieur.

      Le 20 juin 1919, un décret retira le projet de loi gouvernemental du 4 février 1919. Or, le jour même le gouvernement déposait une nouvelle proposition de loi sur les sépultures militaires, renouvelant l’interdiction. Seul le service de l’état civil aux armées, dans le cadre du « nettoyage » des anciens champs de batailles, avait le droit d’agir librement. 

Identifier les dépouilles militaires fut avant tout une priorité : les parents auraient ainsi la certitude que les restes mortels qu’ils emporteraient étaient bien ceux du militaire qu’ils pleuraient. À la fin des hostilités, peu de tombes étaient identifiées avec certitude. Se posa alors la question de la légitimité et du danger des fouilles privées, entreprises par des familles désirant absolument retrouver le corps de leur parent, et dont la seule certitude était les renseignements glanés pendant la guerre. De plus, il apparut très vite que la présence, sur les anciens champs de bataille, des familles à la recherche du cadavre de l’être aimé était incompatible avec la bonne marche du service militaire de l’état civil      Les conditions, bien souvent désastreuses, dans lesquelles furent inhumés, pendant la guerre, les militaires poussèrent également les ministres de la Guerre à ne pas laisser opérer seules les familles et donc à terminer les travaux entrepris par les services compétents avant d’autoriser une restitution des corps. Le 1er juillet 1919, Clemenceau reconnaissait : Très fréquemment, d’ailleurs, pendant la guerre, nos morts ont été enterrés côte à côte en tranchée, de sorte que l’enlèvement de l’un d’entre eux risquerait, s’il n’était pas fait avec toute la prudence désirable, de troubler le repos de ses camarades de sacrifice.

À ces nécessaires regroupements de corps, s’ajoutait le fait que les inscriptions portées sur les croix ne correspondaient pas toujours au contenu de la tombe. Enfin, les recherches, exhumations et identifications étaient souvent pénibles et éprouvantes pour les proches. Le gouvernement fut également influencé dans sa décision par son désir d’assurer l’égalité des familles devant la mort. Aucune distinction ne devait être faite entre riches et pauvres.

Pour Clemenceau, à l’égalité du sacrifice doit correspondre l’égalité du traitement ; si les transports de corps doivent être autorisés, on ne peut les concevoir que s’effectuant aux frais de l’État. En conséquence, il était inconcevable, pour le gouvernement français, que les restitutions de corps ne s’effectuassent pas à la charge de l’État : Au surplus, le rapatriement des corps de nos soldats ne pourra être envisagé que comme une mesure générale, d’ordre public : il serait inadmissible que, seules, les familles fortunées pussent ramener près du foyer l’être chéri mort pour la Patrie. Permettre, aux seules familles qui pouvaient consentir à un notable sacrifice d’argent, d’emporter avec elles le corps du militaire pleuré et de l’inhumer dans le cimetière familial était pour le gouvernement une mesure antidémocratique qu’il se refusait de consentir.

      Assurer l’égalité de tous devant la mort était également éviter le mécontentement des familles qui, faute d’argent, ne pouvaient réaliser leur pieux désir.

Enfin l’interdiction découlait de graves difficultés économiques avec notamment la crise des transports, une pénurie de main-d’œuvre, un manque criant de matériel. Il était évident que, pour le rétablissement de la vie économique du pays, le matériel roulant ne devait et ne pouvait être immobilisé, pendant des mois, pour le transport des corps militaires, que ces derniers fussent inhumés dans l’ancienne zone des armées ou dans l’ancienne zone de l’intérieur. La restitution des « Morts pour la France » ne pouvait être organisée qu’une fois le régime normal des transports rétabli.

La commission de l’armée française estima cependant que les arguments invoqués par le ministère de la Guerre et justifiant le délai minimum requis de trois années d’interdiction n’étaient qu’un prétexte. Pour cela, elle s’appuya sur des déclarations, du 11 février 1919, du ministre des Travaux publics et des Transports. Ainsi ce dernier avait affirmée avoir recruté le personnel nécessaire pour assurer le bon fonctionnement des transports et que d’ici trois ou quatre mois, l’ensemble des chemins de fer français marcherait beaucoup mieux. Le ministre avait également déclaré que le Parlement avait voté une loi pour acheter le matériel manquant, matériel qui avait été acheté et qui devait être complété par des wagons et locomotives américaines, anglaises et allemandes. Quant à la reconstruction des lignes, elle s’annonçait en bonne voie.

     Malgré la législation en vigueur, des familles estimèrent qu’elles avaient trop attendu et qu’elles avaient le droit de reprendre leur mort. En conséquence, elles outrepassèrent et transportèrent clandestinement les restes mortels de leur parent tué à la guerre et inhumé dans l’ancienne zone des armées. Ainsi des parents exhumèrent et transportèrent eux-mêmes, selon leurs propres moyens, le corps de leur proche. Cependant, la plupart des familles firent appel à des personnes spécialisées dans les exhumations et transports de corps clandestins : des « entrepreneurs de la mort » ou des « mercantis de la mort ».

Au fil des mois, ces pratiques clandestines devinrent de plus en plus nombreuses. L’impunité des contrevenants et la relative tolérance de certaines autorités municipales incitèrent en effet les familles à outrepasser la loi. Cependant ramener le corps d’un militaire, clandestinement, du front au cimetière familial, resta un privilège que seules les familles les plus fortunées purent accomplir.

Selon René Renoult, président de la commission de l’armée, faire exhumer et transporter un corps de la zone des armées à un cimetière de la zone de l’intérieur coûtait entre 1 500 et 2 000 francs. Pour le commissaire de police J. Bonnafoux, les prix variaient entre 4 et 8 000 francs. Le sous secrétaire d’État de l’administration de la Guerre affirma qu’ils pouvaient même atteindre 15 000 francs.

D’après la lecture des procès-verbaux de constatation d’exhumation clandestine, la population locale apporta un soutien tacite aux personnes qui exhumèrent et transportèrent clandestinement des cadavres de militaires, soutien qui pouvait prendre la forme d’aide matérielle.

Cependant les exhumations et transports de corps de militaires, opérés clandestinement par les familles ou pour leur compte, mirent en danger non seulement la bonne conservation des sépultures militaires mais aussi l’identité des cadavres. En effet, en raison des circonstances dans lesquelles s’effectuèrent les exhumations, la nuit, hâtivement, sans lumière ni aucune précaution d’hygiène, l’identité des restes mortels emportés n’était pas toujours certifiée. Plusieurs cas de substitution de cadavres se produisirent. D’autres tombes furent, sciemment ou par mégarde, détériorées voire même violées. Il arriva également que seuls les restes mortels fussent emportés, le cercueil étant laissé sur place. Or de telles pratiques, qui ne respectaient aucune prescription d’hygiène, mettaient en danger l’intégrité du cadavre. Ainsi des ossements et même des parties de corps furent oubliés, tombés.

          

  La campagne en faveur des restitutions 

Quoiqu’il en soit, beaucoup de parents n’acceptèrent plus l’interdiction de transporter les corps des militaires tués pendant la guerre et inhumés dans l’ancienne zone des opérations. Ils exprimèrent alors leur mécontentement et leur volonté de faire ramener le corps de leur parent tué à la guerre, dans le cimetière de leur choix. Afin d’être soutenus dans leurs démarches et pour que les pouvoirs publics prissent conscience de leur désir, elles envoyèrent des lettres à leurs élus, notamment les députés, et à des journalistes.

Certains parents, soutenus par des associations, se dirent prêts à se rendre à Paris pour exprimer leur mécontentement envers le projet de loi gouvernemental et d’affirmer haut et fort leur désir de récupérer le corps de leur mort. D’autres marquèrent leur opposition aux décisions gouvernementales en n’accomplissant plus leurs devoirs civiques. Afin de défendre leurs intérêts et d’avoir plus de poids, les familles touchées par un deuil de guerre se réunirent au sein d’associations qui firent campagne non seulement pour une restitution des corps mais aussi pour sa gratuité.

Les familles furent soutenues dans leurs requêtes par des députés, des magistrats municipaux, des conseillers départementaux et généraux qui n’hésitèrent pas à critiquer et à s’opposer ouvertement aux décisions gouvernementales. Ils apportèrent un soutien moral aux familles en intervenant personnellement auprès du gouvernement soit pour demander des renseignements sur les mesures en vigueur, soit pour obtenir une autorisation exceptionnelle de transport de corps.

Nombre de parlementaires ayant perdu un ou plusieurs parents à la guerre (bien souvent des fils) éprouvaient également le désir de pouvoir ramener, dans le tombeau de famille, leurs restes mortels et intervinrent régulièrement à la Chambre des députés.

      Nombre de communes, de départements et de conseils généraux se firent l’écho, auprès du ministère de l’Intérieur, des sentiments des familles. Pour cela ils émirent des vœux demandant l’autorisation immédiate des exhumations et transports de corps, la réduction du délai imposé ou encor la prise en charge de ces restitutions par l’État. Cependant ces vœux n’avaient qu’une portée symbolique. Auprès du ministère de l’Intérieur, ils n’étaient que les échos d’un fort sentiment populaire : pouvoir ramener le corps de l’être aimé près de soi.  

Enfin la presse se fit l’écho des opposants et des défenseurs de la restitution des corps aux familles. Cependant, la majorité des articles publiés furent plus favorables aux revendications des familles qu’à celles de l’État. Certains journaux, comme L’Intransigeant et L’AFC, s’impliquèrent ouvertement et firent campagne pour le droit des familles à reprendre les corps de leurs morts.

La restitution gratuite des corps à la charge de l’Etat 

La loi du 31 juillet 1920 

      Le 28 avril 1920 le député Alexandre Israël, au nom de la commission de l’administration générale, départementale et communale, adressa un rapport à la Chambre : l’État devait prendre à sa charge toutes les restitutions, quel que fût le revenu des familles. Après dix-huit mois de vifs débats, André Maginot, ministre des Pensions, de qui relevait le service des sépultures, approuva cette proposition de loi. Il fut alors décidé d’employer la voie, plus expéditive, du budget et de la loi de finances. Le choix de la loi de finances, mesure expéditive, permit donc d’éviter « la navette parlementaire » entre les deux Assemblées. Le 8 juillet 1920, un accord est conclu entre la commission de l’administration générale et la commission des finances. Cette dernière proposait d’inscrire dans le budget, dès l’année en cours, un crédit de 10 millions pour assurer, à partir du 1er décembre 1920, le transport des corps des soldats morts pour la France. Cet accord reçut l’approbation du gouvernement et le crédit fut ratifié par les députés lors de la séance du 27 juillet 1920. Quant au service de l’état civil et de l’organisation des sépultures militaires, il obtint un crédit de 60 millions. Le Sénat et la Chambre des députés ayant adopté le texte, la loi de finances fut promulguée le 31 juillet 1920. Rattaché aux « Dispositions spéciales » du budget ordinaire et extraordinaire, l’article 106 annonçait officiellement le droit, pour les veuves, les ascendants et les descendants, de demander la restitution et le transfert, aux frais de l’État, des corps des militaires et marins morts pour la France, opérations qui débuteraient à compter du 1er décembre 1920. Un décret d’application fut promulgué le 28 septembre 1920. Le 7 janvier 1921, un nouveau décret, concernant les personnes présentes lors des opérations funéraires relatives à la restitution des corps aux frais de l’État fut promulgué.  

Une organisation rigoureuse 

Sans attendre la publication du décret d’application, le ministère des Pensions envoya aux préfets, dès le mois d’août 1920, des formulaires de demandes à distribuer dans les mairies du département et à mettre à la disposition des familles et retourner une fois remplis au ministère des Pensions.

La date ultime pour déposer le formulaire de demande de restitution des corps fut fixée par le ministère des Pensions au 2 janvier 1921. Cependant, en raison du manque de formulaires, cette date limite fut reportée au 15 février 1921. Au-delà de ce délai aucune demande ne serait plus acceptée quel qu’en fût le motif.

Toutefois, les familles, dont le corps de leur proche fut découvert ou identifié au-delà du 15 février 1921, purent bénéficier de la restitution gratuite en renvoyant les formulaires de demande dans un délai de trois mois, à compter de la notification de la découverte et/ou de l’identification des restes mortels.

Il se posa très rapidement des problèmes quant aux auteurs des demandes de restitution, notamment entre la veuve et les parents. En effet, conformément au décret du 28 septembre 1920, les veuves, ascendants et descendants avaient le droit de demander un transfert de corps à la charge de l’État. Or, il arriva assez fréquemment que l’épouse et les parents du défunt ne s’entendent pas sur la restitution du corps. Soit la veuve et les ascendants réclamaient, chacun de leur côté, le corps, soit un des deux s’opposait au retour des restes mortels. En effet, bien des parents jugèrent inadmissible que la veuve qui avait refait sa vie demandât la dépouille de leur fils, alors qu’eux avaient perdu et pleuraient encore la chair de leur chair. Inversement, le retour dans la commune de la dépouille mortelle du mari pouvait être pénible pour une épouse, souvent veuve depuis bien longtemps (deux ans et demi pour certaines, sept ans pour d’autres). Aussi, certaines épouses s’opposèrent vivement au retour du corps de leur mari même si ce dernier avait été demandé par les parents du défunt.

      En cas de désaccord et/ou de refus de restitution, la veuve, les ascendants, ou encore les descendants devaient en avertir le ministère des Pensions. À défaut de toute jurisprudence, ce dernier ne pouvait trancher entre les ayants droit. En conséquence, dès qu’il existait une opposition ou une compétition sur le transfert d’un corps, le service de l’état civil, des successions et des sépultures militaires, sursoyait à la demande. Les auteurs de ces demandes devaient alors se pourvoir auprès des tribunaux civils qui statuaient sur la priorité des ayants droit. Bien que les veuves eussent des droits de priorité sur le corps de leur mari en raison de l’indissolubilité des liens conjugaux, les décisions des tribunaux civils ne furent pourtant pas systématiquement en leur faveur. En effet, si la veuve était remariée ou/et avait eu un enfant avec un autre homme, le tribunal donnait alors la priorité aux parents du militaire décédé. Une fois l’affaire réglée par la justice, le ministère des Pensions donnait alors satisfaction au requérant qui devait justifier de la priorité de son droit en envoyant un extrait du jugement. 

Conformément à l’article 9 du décret du 28 septembre 1920, au sein du service de l’état civil, des successions et des sépultures militaires, un service spécial fut créé celui de la Restitution des Corps (SRC), dont le rôle était de diriger et de contrôler les opérations.

Afin de mener à bien les opérations, les transferts de corps à la charge de l’État se firent méthodiquement, à savoir par zones. L’ancienne zone des armées était vaste et les travaux de regroupement des corps y étaient en cours de réalisation à l’automne 1920. Mener de front les opérations de restitution dans l’ensemble de l’ancienne zone des armées sembla donc difficilement réalisable. En conséquence, la dite zone fut elle-même divisée en neuf zones de champs de bataille, chacune de ces zones étant composée de plusieurs secteurs d’état civil.

Alors que les opérations d’exhumations et de restitutions de corps étaient quasiment terminées dans l’ancienne zone des armées, le transfert des corps des militaires, marins et victimes civiles inhumés dans les départements de l’ancienne zone de l’intérieur ne commencèrent réellement qu’à partir du 15 octobre 1922.

Enfin, en 1923, il fut prévu que l’État procéderait à la restitution des corps inhumés en dehors du territoire métropolitain. Cependant les opérations de restitution des corps des militaires français morts en Orient débutèrent plus tôt, et les premiers convois arrivèrent à Marseille dès 1922.

 

L’appel à des entreprises privées

Les premières adjudications contractées par le ministère des Pensions furent celles qui avaient pour but d’assurer la restitution des corps inhumés d’abord dans l’ancienne zone des armées puis dans la zone de l’intérieur. Les adjudications étaient passées avec les soumissionnaires les plus offrants. Souvent une même entreprise emportait plusieurs adjudications. Ainsi, la majorité des transferts de corps, aux frais de l’État, des militaires, marins et victimes civiles, fut assurée par un nombre réduit d’entrepreneurs. Afin d’assurer la restitution des corps dont les restes seraient identifiés postérieurement au 15 février 1921, date limite pour déposer la demande de transfert, à la charge de l’État, du corps d’un militaire mort pour la France ou d’une victime civile de la guerre, le ministère des Pensions fit des avenants aux marchés par adjudication.

Les travaux de restitutions des corps inhumés dans les départements non compris dans l’ancienne zone des armées reprirent donc à compter du 15 octobre 1922.

La première étape de cette vaste opération était d’exhumer, de mettre en bière les restes mortels et de transporter les cercueils vers une gare de chargement.

Marseille (pour les corps de l’Armée d’Orient), Sarrebourg (pour les corps rapatriés d’Allemagne), Brienne-le-Château et Creil devinrent les quatre gares régulatrices. Tous les corps exhumés dans les zones de champ de bataille de l’ancienne zone des armées furent acheminés vers les deux dernières gares. Les opérations étaient effectuées par le personnel employé par l’adjudicataire selon des directives précises quant au respect de l’hygiène et des corps.

Une fois les dépouilles mortelles exhumées, elles étaient déposées dans des bières fournies par l’État.

À partir du mois de juillet 1921, le ministère des Pensions renonça à procéder aux adjudications sur concours d’échantillons et de prix. Il établit alors trois modèles types : cercueil en chêne d’1,70 mètre et d’1,90 mètre, et cercueils doublés intérieurement de métal. La majorité des adjudications porta sur ces trois modèles à raison de 70% du marché pour les cercueils d’1,70 mètre, 10% du marché pour les cercueils d’1,90 mètre et 20% pour ceux à intérieur métallique. L’adjudication du 3 novembre 1921 ne porta, quant à elle, que sur des cercueils en zinc d’1,70 mètre et d’1,80 mètre, destinés au transfert des corps des militaires inhumés en Orient. Ces cercueils devaient d’ailleurs être livrés à Salonique.

L’État fournit également les cercueils pour les restitutions des corps inhumés dans les départements non compris dans l’ancienne zone des armées. Les bières, dont le modèle avait été approuvé par le conseil supérieur d’hygiène de France, correspondait à deux modèles de cercueil en chêne. Le premier, étanche et solide, à fermeture hermétique était employé pour le transfert des ossements ou des corps qui lors de l’exhumation avaient été découverts desséchés ou momifiés. Le second, avec un coffrage intérieur en zinc se fermant par soudure, était quant à lui destiné au transport des corps en décomposition. Le zinc avait pour caractéristique de ne pas se gondoler.

Ces bières, par souci d’égalité devant la mort mais aussi en vue de ne pas augmenter les dépenses, étaient rustiques, identiques et dépourvues de toute ornementation. Aussi, les familles eurent le droit de fournir, à leurs frais, des cercueils autres que les modèles imposés par le service de l’état civil. Deux cas de figures se présentèrent. Soit les familles s’entendaient au préalable avec l’adjudicataire ou son représentant qui s’occupait de fournir, à leur charge, la bière demandée. Soit, présentes au moment de l’exhumation, elles apportaient avec elles le nouveau cercueil. Dans tous les cas, le cercueil devait être sur le terrain au moment même de l’exhumation. En cas de retard quelconque, les restes mortels étaient définitivement placés dans la bière fournie par l’État.

Le transport des bières vides, tout comme celui des suaires, du lieu de dépôt au cimetière où avait lieu l’exhumation, incombait à l’entrepreneur privé.

Bien que les consignes relatives aux exhumations et à la mise en bière des corps furent largement respectées, théorie et pratique furent parfois bien éloignées l’une de l’autre.

Tout d’abord, des corps qui devaient être restitués et qui figuraient dans le programme décadaire ne furent pas retrouvés le moment de l’exhumation venu. Ceci suppose donc que soit le maire de la commune n’avait pas fait rechercher au préalable l’emplacement des sépultures, soit il n’avait pas averti l’adjudicataire de la « disparition » de la tombe ou encore, il n’avait pas été prévenu de l’exhumation par l’entrepreneur et dans ce cas n’avait pu faire rechercher l’emplacement de la sépulture.

Les opérations d’exhumation, malgré les recommandations du ministère des Pensions, ne furent pas toujours réalisées avec le soin attendu et le respect dû aux morts : Les parents assistaient, le cœur chaviré, à ces opérations macabres. La plupart d’entre eux regrettaient sincèrement leur demande de « retour au pays » en présence d’une besogne qui prenait la forme d’une profanation : les tristes vestiges étaient rassemblés entre quatre lais mal jointes et un digne fonctionnaire, délégué par le gouvernement, expliquait aux mères en larmes que ces caisses étaient « préférables » aux bières renforcées d’une enveloppe métallique. Des familles ne reçurent pas l’avis d’exhumation en temps voulu et, en conséquence, furent dans l’impossibilité d’assister à l’exhumation de leur proche, ce qu’elles regrettèrent amèrement.

Se posa également le problème des malfaçons de cercueil. Ces dernières ne résultaient pas seulement de la mauvaise volonté d’un entrepreneur désireux de réaliser des bénéfices en rognant sur la qualité de la marchandise. Les malfaçons étaient également le reflet d’un problème plus grave, celui de la qualité des matériaux utilisés. Les cercueils, en raison des nombreux et pressants besoins, furent fabriqués rapidement, sans que les stocks de bois aient vraiment eu le temps de sécher. Or entreposé dans des gares de triage et des dépositoires et soumis à des variations de températures, le bois travailla et certaines bières se déformèrent voire cassèrent.

Le voyage des corps 

Une fois exhumés et mis en bière, les corps étaient acheminés vers les leur destination finale. Commençait alors un long périple. La restitution des corps des militaires se fit, collectivement, par chemin de fer. Le transport des corps des militaires inhumés dans l’ancienne zone des armées se fit rigoureusement, par étapes. Tous les corps exhumés dans chacune des neuf zones de champs de bataille étaient tout d’abord acheminés par camions vers des gares de groupement. Rentabilité et gain de temps furent toujours deux notions clés non seulement pour l’adjudicataire mais aussi pour le SRC. Une fois arrivés à la gare de groupement, les cercueils étaient déchargés du camion et placés, par les employés de l’adjudicataire, dans un wagon qui avait été envoyé au préalable par l’inspecteur régional de la gare régulatrice.

Théoriquement, en fonction du programme établi par le SCR, le dernier voyage d’un camion devait correspondre au chargement complet du wagon. Les employés de l’adjudicataire achevaient alors le calage et l’arrimage des cercueils. Une fois cette tâche achevée, le wagon était fermé et scellé. Il était ensuite envoyé à la gare régulatrice correspondante par le premier train d’exploitation.

Deux gares régulatrices furent désignées pour assurer le transfert des corps des militaires réclamés par leurs proches : celles de Creil (Oise) et de Brienne-le-Château (Aube).

Organigramme : Le transport des corps des militaires en France, des cimetières aux gares départementales.

 

Un train spécial était formé chaque fois que le dépôt mortuaire contenait un nombre de corps suffisant à destination d’une même région de corps d’armée ou de deux régions voisines. Les wagons à destination des différents départements étaient disposés dans le train spécial selon un plan de chargement rigoureux de façon à réduire au maximum les manœuvres à effectuer dans les gares régionales.

Une fois arrivé à la gare régionale, le train spécial était disloqué. Chaque wagon ou rame de wagon à destination d’un même département était alors accroché à un train de service d’exploitation normal. Cinq gares départementales (Agen pour le Tarn-et-Garonne, Marseille pour la Corse, Petit- Croix pour le Territoire de Belfort, Pagny pour la Moselle et Avricourt pour le Bas-Rhin), furent mêmes situées à l’extérieur du département. Il est fort probable que ce choix résultait des facilités d’acheminement, et peut-être de stockage, des corps.

La restitution des corps des militaires et victimes de la guerre inhumés dans les départements non compris dans la zone des armées fut organisée différemment. En effet, en raison du nombre réduit de corps à restituer et de la diversité des lieux de dernière destination, le transfert des corps fut assuré dans chaque département par un service de la restitution des corps départemental. Aucune gare régulatrice ne fut définie. À partir du 16 octobre 1922, au lieu d’être acheminés directement vers les communes de ré-inhumation, les wagons furent dirigés vers les gares départementales. La conséquence fut qu’un nombre important de wagons mortuaires, accrochés à des trains normaux, circula, dans toute la France sur une période réduite.

Ainsi au cours du mois de novembre 1922, 94 wagons transportant au total 140 corps furent acheminés vers les gares départementales de Rouen, Montpellier, Châlons-sur-Marne et Grenoble. Dans la même période, 223 militaires étaient exhumés dans le département de l’Isère et acheminés partout en France du département du Nord à celui de l’Hérault, en passant par ceux de Vendée et des Vosges par exemple.

Les familles qui, pour des raisons sentimentales et pour gagner du temps, désirèrent faire revenir, à leurs frais, le corps de leur proche firent appel à des entreprises privées. Le transfert des corps à titre onéreux fit donc la fortune des entreprises des Pompes funèbres qui proposèrent leur service, notamment par voie de presse, souvent à prix d’or.

La fin d’un long périple 

Le temps d’organiser les premiers trains spéciaux au départ des gares régulatrices de Creil et de Brienne-le-Château, les premiers convois mortuaires arrivèrent dans les différentes gares départementales au cours du mois de mars 1921. Ils se succédèrent jusqu’en 1924, en raison du transfert des corps inhumés dans l’ancienne zone de l’intérieur et à l’étranger.

Les convois mortuaires furent accueillis dans les gares départementales avec solennité. Les honneurs militaires étaient rendus en présence des autorités militaires et civiles. La population fut également conviée. Toutes les cérémonies « d’accueil » des corps dans les gares départementales ne furent pourtant pas tant solennelles. Ainsi certaines familles se plaignirent auprès du ministère des Pensions d’avoir été tardivement averties de l’arrivée des trains mortuaires en provenance de l’ancienne zone des armées et en conséquence de n’avoir pu assister à la cérémonie solennelle au cours de laquelle les honneurs militaires étaient rendus collectivement.

À la gare départementale, des voies de garage et des locaux distincts de ceux employés pour l’exploitation commerciale furent utilisés et aménagés pour le transfert des corps afin que les opérations de manutention de cercueils se fassent avec la décence et la discrétion qui étaient de rigueur. En aucun cas, les cercueils ne devaient séjourner, même momentanément, hors des wagons ou de ce dépôt mortuaire.

Le ou les wagons ne devaient être ouverts qu’en présence du délégué du préfet et les cercueils étaient placés, par commune, dans le dépositoire mortuaire crée à cet effet à la gare départementale. Les manutentions devaient s’exécuter hors de la vue du public, quitte à effectuer le travail de nuit..

Les corps placés dans le dépositoire étaient veillés jour et nuit par une garde d’honneur formée par des gendarmes ou des hommes de troupe. Les convois mortuaires arrivés en gare départementale, les corps étaient éparpillés dans tout le département.

Les parents des défunts ne pouvaient pas se rendre, à titre individuel, à la gare départementale prendre possession des restes de leur proche et procéder eux-mêmes à leur transport vers la commune de dernière destination. Conformément aux instructions du ministre des Pensions, seuls les corps à ré-inhumer dans les communes desservies directement par la gare départementale pouvaient être remis à cette gare aux familles intéressées. Cependant des dérogations furent accordées. Les corps à réexpédier aux quatre coins du département devaient être remis à des délégués communaux à la gare départementale.

En raison de son coût avantageux, le chemin de fer fut le moyen de transport principalement utilisé pour la réexpédition des corps. Les grandes Compagnies de Chemin de fer, après entente avec le ministère des Pensions, avait accordé à demi-tarif le transport des corps des militaires, des gares régulatrices aux gares départementales. Le ministère des Pensions demanda donc aux préfets d’obtenir des réseaux d’intérêts locaux les mêmes avantages. Généralement, satisfaction leur fut donnée.

Dans la majorité des cas, une fois arrivés dans leur commune de dernière destination, les corps étaient entreposés dans un dépositoire communal en attendant la cérémonie funèbre. En effet, la famille ne reprenait que très rarement le corps à la maison. Certains parents refusèrent cependant de laisser les restes mortels de leur proche dans le dépositoire communal, estimant que sa seule place était dans la maison de famille. Mais pour obtenir cette satisfaction, les parents endeuillés durent en faire la demande auprès du maire de leur commune. Le corps n’appartient toujours pas à la famille. Le dépositoire communal ne fut cependant pas une obligation. En effet, dans les petites communes rurales, qui ne recevaient qu’un corps après l’autre, il n’y en eut pas. Le corps, avec l’assentiment du maire, était directement transporté de la gare au domicile de la famille, où il restait jusqu’au jour de la ré-inhumation.

D’une manière générale, les cérémonies de ré-inhumation des corps furent rigoureusement orchestrées par les autorités civiles et militaires de la commune où le corps devait être enterré.

CONCLUSION 

Le traumatisme de la Grande Guerre fut tel que les années vingt témoignent avec le transfert des corps à la charge de l’État des morts pour la France du poids des morts sur les vivants. L’État-Providence maître d’œuvre orchestra ce ballet des corps sur le territoire national. Le deuil en conséquence ne redevint qu’une affaire privée qu’une fois la cérémonie de ré-inhumation terminée. Là seulement les morts furent réellement rendus à leurs familles.

En exécution de l’article 106 de la loi de finances du 31 juillet 1920, les restes de 250 000 militaires morts pour la France inhumés dans l’ancienne zone des armées ont été restitués aux familles qui en avaient fait la demande dans les délais légaux. Tel fut le chiffre officiel, donné en mars 1936 une fois les opérations terminées, par le gouvernement. Le président du Conseil, Albert Sarraut, parle de la « zone des armées », englobe-t-il dans ce chiffre la restitution des corps des militaires inhumés dans l’ancienne zone de l’intérieur et à l’étranger (dont 5 704 militaires de l’Armée d’Orient, 4 789 prisonniers de guerre pour les années 1925-26, 609 militaires inhumés en Italie, 37 en Tunisie/Algérie, 28 en Angleterre, 10 à Madère) ? Nous n’avons malheureusement aucun élément pour répondre à la question, de plus il reviendrait d’ajouter le transfert des corps à titre onéreux, et les exhumations clandestines (difficilement quantifiables) d’où une fourchette de 240 000-300 000 corps restitués. À ce chiffre, il conviendrait d’ajouter le nombre des exhumations et transports de corps réalisés pour la création des cimetières militaires et des nécropoles nationales. Mais cette donnée, nous est totalement inconnue. Les résultats sont donc bien maigres… Qu’en est-il du coût de ces transferts de corps pour la République ?

En comptabilisant tous les marchés de gré à gré et les adjudications passés entre le ministère des Pensions et des entreprises privées pour la fourniture de cercueils, croix, stèles, pour le regroupement des tombes et pour la restitution des corps inhumés dans l’ancienne zone des armées, dans l’ancienne zone de l’intérieur et à l’étranger, nous pouvons établir une estimation minimale. Ainsi, l’État aurait déboursé au minimum 26 000 000 francs : 8 467 089,80 francs pour la fourniture de croix, stèles, cercueils de 1919 à 1924, 5 674 671,30 francs pour la restitution des militaires inhumés dans la zone des armées, 2 652 200 francs pour la restitution des militaires inhumés dans l’ancienne zone de l’intérieur, 2 437 500 francs pour les militaires de l’Armée d’Orient, 168 210 francs pour les militaires inhumés en Italie et 6 584 000 pour les prisonniers de guerre en captivité (ce marché ne fut pas réalisé en totalité, interrompu de 1923 à 1925, il fut repris en régie), et quelques milliers de francs pour le transfert des corps de militaires décédés dans d’autres pays étrangers (comme la Hollande, l’Angleterre, Madère…). Cette estimation, certes élevée, reste cependant inférieure à la réalité. En effet, n’ont pas été comptabilisés la location des dépositoires mortuaires départementaux et communaux, les remboursements des frais de transport, de la gare départementale à la commune de dernière destination, et de ré-inhumation des corps et les travaux exécutés en régie à partir de 1924.

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